Eux et nous

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2009 mar. 25

Le petit Staunton

Je me suis permis d'intervenir hier, à titre de commentateur, dans le riche blog de Paul Jorion.

En répondant ce matin à une objection qu'il m'adressait, je citais la guerre de l'opium. Je couche ci-dessous un texte tout simple écrit il y a quelques années en direction d'une cinquantaine d'amis abonnés à une lettre irrégulière.

Mais l'occasion m'est bonne de recommander la lecture de l'ouvrage documentaire de feu Alain Peyrefitte L'Empire immobile qui est d'une vraie force pour entendre... la mésentente entre la Chine et nous.

Alain Peyrefitte était un homme de grand recul. Il fut, avec l'écrivain de gauche Gilles Perrault, l'un des rares hommes publics qui m'ont écrit pour approuver mon livre de 1993 qui faisait défense des islamistes algériens. Je salue sa mémoire.



Le petit Staunton


En 1792, l’Angleterre, dans le plein essor de sa révolution industrielle, a conquis les Indes et cherche de nouveaux marchés. Elle envoie en Chine une députation qui suggérera au lointain empereur un échange d’ambassades ; prennent le départ cent délégués et six cents marins pour six mois sur mer et six autres à cheminer de Canton jusqu’en Tartarie, quartier d’été du souverain.

Thomas Staunton, 12 ans, est du voyage. Son unique mission sera de tenir les pans du manteau de l’ambassadeur quand celui-ci s’inclinera devant l’empereur. Mais il ne perd pas son temps : sur le bateau, il apprend intensivement le chinois avec l’aide d’un missionnaire. Il devient si doué qu’à tel moment il sera le seul, les missionnaires se récusant, à pouvoir traduire en chinois mandarin et calligraphier une lettre anglaise à l’empereur. Son talent dans le maniement du pinceau est si sûr que le vice-roi de Canton lui adresse ses félicitations expresses.

Nombre d’Anglais tiennent leur journal. Les mandarins chinois multiplient les rapports. Feu Alain Peyrefitte, qui a confronté ces sources, a écrit un livre passionnant. Souvent, les aristocrates britanniques se trompent sur les intentions chinoises et se laissent aller à des interprétations qui comblent leurs désirs. Seul le petit Staunton ne s’abuse jamais. Vif, ouvert, pénétrant, lucide, il sent tout, devine tout. Chaque fois que les sources se contredisent, c’est le journal de Thomas qui éclaire les enjeux, sobrement, de manière guillerette mais indiscutable.

L’ambassade doit traverser à nouveau la Grande muraille pour s’en aller, après un échec complet.

grande_muraille.jpg

Vingt-quatre ans plus tard, Thomas Staunton est, à 35 ans, le commissaire en second d’une nouvelle tentative d’ambassade qui est derechef un déboire.

Vingt-cinq ans passent encore. Thomas a 60 ans. Il monte à la tribune de la Chambre des lords, dans un silence religieux. Tous ses pairs attendent son avis. La Chine en effet refuse l’achat d’opium que veut lui imposer l’Angleterre. Thomas parle : « Il faut leur faire la guerre ! » C’est 1840 et la Guerre de l’opium : la Chine perd son indépendance.

Elle ne la recouvrera que 109 ans et des millions de morts plus tard.

2009 mar. 21

Daniel Cohn-Bendit voit l'avenir

Daniel Cohn-Bendit pontifie

Je viens d'entendre par hasard (dans Chez FOG, sur France 5) l'un de nos grands prêtres, Daniel Cohn-Bendit. Face à Alain Juppé, il faisait mine de voir loin. La relance du secteur automobile par des injections de capitaux publics ne fonctionnerait pas, avertissait-il ; la voiture telle que nous la connaissons appartenaient au passé. Il convenait d'apporter ces fonds publics à la recherche-développement pour la mise au point de véhicules propres.

Voilà typiquement l'une de ces invocations religieuses dont les blancs vont se gargariser dans les temps à venir. Le véhicule propre est encore à inventer. Pour ce qui est de l'automobile électrique, nous en sommes où nous en étions avec la Jamais Contente : même poids de batteries, même vitesse de pointe, même autonomie. Depuis 1899, nous n’avons pas progressé. L'hydrogène ? Trop cher, peu pratique. Le reste ? Dans les limbes.

Jamais_contente.jpg

Une manne d'argent public permettrait de tripler les effectifs des bureaux d'ingénieurs. Ainsi renforcés, les chercheurs trouveraient-ils plus vite ? C'est bien douteux. Devenus quasiment fonctionnaires, obéissant in fine à des politiques peu considérés, on ne voit pas par quelle magie l'étincelle jaillirait de leurs neurones.

La trouvaille viendra quand la nécessité l'engendrera, c’est-à-dire quand le pétrole manquera drastiquement, quand la concurrence sera aiguisée à l'extrême, quand la libido, comme le disait excellemment Pascal Bruckner il y a peu dans Le Monde, désinvestira la voiture actuelle au sein des élites, quand le désir du consommateur opérera sa subversion sur le désir des chercheurs. Pour que ce temps vienne, il faut d'abord que s’épuisent les temps anciens.

Toute crise est le denier soubresaut de formes moribondes pour que viennent au jour les formes du futur. Pas d’accouchement du neuf sans, d’abord, les tremblements de l'agonie.

Les politiques ne répareront pas le capitalisme, il se réparera bien tout seul. Leur travail est de protéger la paix sociale au sein de la communauté qui les a élus. Leurs dons d'argent à General Motors ou à Renault sont donc de bonnes mesures.

Le politique : panem et circenses

J'ai envie d'un petit détour d’histoire.

Les fortifications édifiées par Vauban sont aujourd'hui inscrites au patrimoine mondial de l'Unesco. Ce succès français engendre nombre d'articles de presse ou de communications institutionnelles qui revisitent Vauban avec nos yeux d'aujourd'hui.

Ainsi loue-t-on l'homme pour s’être opposé à l'abrogation de l'Édit de Nantes. L'argumentation que Vauban fit entendre pour désapprouver le bannissement des protestants était économiquement rationnelle. Il a montré que l'expulsion de laboureurs, de soldats, d'artisans qualifiés, d'entrepreneurs était une amputation qui coïncidait mal avec la grande ambition qui était alors celle française.

Mais son raisonnement pêchait d'être étroitement économique. Louis XIV avait pour mission de préserver la paix sociale, de satisfaire son opinion : nulle ambition possible sans cette condition première. Pour cela, il lui fallait bien désigner un bouc émissaire. L'expulsion des protestants fut infiniment populaire dans le royaume. Et c'est pourquoi Louis XIV eut raison.

Daniel Cohn-Bendit serait un piètre logisticien du devenir automobile, mais il est un prêtre qui, depuis quarante ans, fait excellemment son travail et répand puissamment la haine. Ce qui est à entendre est que l'écologie n'est pas qu'idéologie bonhomme. Le côté obscur de sa force est qu'elle supplante peu à peu le droits-de-l’hommisme comme discours d'accompagnement de la canonnière. Daniel Cohn-Bendit, qui traitait il y a quatorze ans de Goebbels un dirigeant de la résistance algérienne, qui suggérait il y a dix ans qu'on porte la guerre en Turquie pour "libérer les Kurdes", prononce les fatwas qui nous permettront demain de violenter bien du monde.

Au nom du bien, cela va sans dire.

2009 mar. 5

Sacra fames

La faute au capitalisme…

La crise financière qui secoue le monde est accoucheuse de pensée neuve comme, a contrario, des croyances religieuses qui vont permettre aux hommes de s'entredéchirer. Ainsi se répète, dans l’ordre de la croyance, parmi ceux que la vie a touché du sceau de la déception et pour leur autoriser la violence faible, l'imprécation à l'endroit du capitalisme. Sous les auspices décevantes d'une « psychanalyse de la crise », Le Monde a publié il y a peu la tribune d'un M. Zygmunt Bauman, professeur émérite en Angleterre. L’homme assure que « le capitalisme crée davantage de problèmes qu'il n'en résout ». Appuyons-nous sur ce hâtif parti-pris.

M. Bauman convoque une étude de Rosa Luxemburg qu’il nous résume :

« La logique capitaliste n'est viable qu'à condition de s'appliquer toujours à de nouvelles "terres vierges" ; mais en les exploitant, elle entame leur virginité précapitaliste et épuise par là même les ressources nécessaires à sa perpétuation. C'est le serpent qui se mord la queue : un vrai festin, jusqu'à ce que la nourriture finisse par manquer et qu'il ne reste plus personne pour la manger... »

L'intuition de M. Bauman est fine et dit du vrai : nous passerons sur sa conclusion religieuse (« faire machine arrière ») pour la regarder.

Avec Rosa Luxemburg, nous devinons une femme de justice effarée devant la ruée de profiteurs sans scrupules sur les continents des civilisations premières : c'était il y a un siècle, en cette heure que feu Samuel Huntington saluait il y a peu comme l'apogée de l'Occident.

Oui, le capitalisme est gourmandise. Oui, M. Bauman a raison de voir, dans le tout récent capitalisme financier que ne connaissait pas Madame Luxemburg, le même désir d’aller jusqu’au bout du profit. Mais, pour convoquer le festin, l’orgie et la gueule de bois, pourquoi se borner à la modernité capitaliste ? Pourquoi ne pas regarder en amont ?

Ou la faute à Dieu ?

Pourquoi ignorer l’île de Pâques ? La communauté humaine qui l’habitait n'a-t-elle pas poussé la prédation jusqu'au terme de la folie, qui fut son extinction ? S’il advient que, après-demain, l’interprétation actuelle du destin des humains qui vivaient en cette île s’avère erronée, que de futurs savants parlent autrement que ceux de nos jours, il reste que la fin de l’île de Pâques reste, pour la communauté des humains d’aujourd’hui, la grande parabole prophétique.

Pourquoi ne pas ouvrir les yeux sur cet autre pays que fut El Dorado, dont les conquistadors ont tant désiré la conquête ? Toute imaginaire que cette terre ait été, sa saisie n'a-t-elle pas été la cause de tortures et de meurtres trop réels ? Toute fabuleuse qu'elle fut, sa chasse passionnée ne permit-elle pas la rapine de tout l’or sud-américain dont l'Espagne s'est gavée ? Et au fait l’Espagne, depuis cette richesse violente dont elle s’est goinfrée, ne s’est-elle pas augmentée d’orgueil au point de se tourner la tête près de cinq siècles durant, jusqu'à refuser successivement la Réforme, la révolution industrielle, le capitalisme, la démocratie ?

Du festin abusif, Virgile, il y a deux mille ans, nous a donné la devise : « Auri sacra fames ». On traduit ordinairement par : « exécrable soif de l'or ». Mais on manque, ce faisant, la pointe d'effroi que le poète voulait ficher en nous. Car c'est l'adjectif sacer qu'il a couché, qui signifie sacré, « voué aux dieux » et, mezza voce, du monde des dieux, c’est-à-dire hors de notre contrôle.

Auri.JPG

Ici Paul Jorion témoigne d'une compréhension vive à nous deviner animaux :

« L’économie sous sa forme naturelle est pour utiliser le terme qu’emploient les biologistes pour les populations animales qui manifestent ce type d’attitude : "colonisatrice". Le comportement "colonisateur" conduit à envahir de manière très efficace un espace et à prendre contrôle de ses ressources. »

Ne retrouvons-nous pas ici Rosa Luxemburg et la colonisation envahissante ? Mais ce n'est plus le capitalisme qui est incriminé, mais notre nature animale. Dans le texte où j'ai puisé ses mots, Paul Jorion semble croire à un dépassement possible. Mais il sait lui-même que la conscience est l’espace du leurre.

Restons-en à cette interrogation. Si nous étions des animaux ? Si nous ne commandions pas notre destin ? Serait-ce si grave ?

2009 mar. 3

A propos de ce blog

Je reprends ici la suite d'un précédent blog.

Il s'agit de réflexions et de questionnements sur le devenir de l'Occident ("Nous") et des ennemis qu'il se désigne ("Eux").

Mon plus gros souci sera d'éviter l'agressivité. L'indignation, toujours, masque une impasse intellectuelle : tout peut se comprendre, tout a sa place en ce monde et les humains ne dirigent pas leur destin.

Je joins ici le livre que j'ai écrit en 1992, défense raisonnée des islamistes du FIS algérien, Ce Fleuve qui nous sépare, Lettre à l'imam Ali Belhadj : CeFleuve.pdf