Je me suis permis d'intervenir hier, à titre de commentateur, dans le riche blog de Paul Jorion.

En répondant ce matin à une objection qu'il m'adressait, je citais la guerre de l'opium. Je couche ci-dessous un texte tout simple écrit il y a quelques années en direction d'une cinquantaine d'amis abonnés à une lettre irrégulière.

Mais l'occasion m'est bonne de recommander la lecture de l'ouvrage documentaire de feu Alain Peyrefitte L'Empire immobile qui est d'une vraie force pour entendre... la mésentente entre la Chine et nous.

Alain Peyrefitte était un homme de grand recul. Il fut, avec l'écrivain de gauche Gilles Perrault, l'un des rares hommes publics qui m'ont écrit pour approuver mon livre de 1993 qui faisait défense des islamistes algériens. Je salue sa mémoire.



Le petit Staunton


En 1792, l’Angleterre, dans le plein essor de sa révolution industrielle, a conquis les Indes et cherche de nouveaux marchés. Elle envoie en Chine une députation qui suggérera au lointain empereur un échange d’ambassades ; prennent le départ cent délégués et six cents marins pour six mois sur mer et six autres à cheminer de Canton jusqu’en Tartarie, quartier d’été du souverain.

Thomas Staunton, 12 ans, est du voyage. Son unique mission sera de tenir les pans du manteau de l’ambassadeur quand celui-ci s’inclinera devant l’empereur. Mais il ne perd pas son temps : sur le bateau, il apprend intensivement le chinois avec l’aide d’un missionnaire. Il devient si doué qu’à tel moment il sera le seul, les missionnaires se récusant, à pouvoir traduire en chinois mandarin et calligraphier une lettre anglaise à l’empereur. Son talent dans le maniement du pinceau est si sûr que le vice-roi de Canton lui adresse ses félicitations expresses.

Nombre d’Anglais tiennent leur journal. Les mandarins chinois multiplient les rapports. Feu Alain Peyrefitte, qui a confronté ces sources, a écrit un livre passionnant. Souvent, les aristocrates britanniques se trompent sur les intentions chinoises et se laissent aller à des interprétations qui comblent leurs désirs. Seul le petit Staunton ne s’abuse jamais. Vif, ouvert, pénétrant, lucide, il sent tout, devine tout. Chaque fois que les sources se contredisent, c’est le journal de Thomas qui éclaire les enjeux, sobrement, de manière guillerette mais indiscutable.

L’ambassade doit traverser à nouveau la Grande muraille pour s’en aller, après un échec complet.

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Vingt-quatre ans plus tard, Thomas Staunton est, à 35 ans, le commissaire en second d’une nouvelle tentative d’ambassade qui est derechef un déboire.

Vingt-cinq ans passent encore. Thomas a 60 ans. Il monte à la tribune de la Chambre des lords, dans un silence religieux. Tous ses pairs attendent son avis. La Chine en effet refuse l’achat d’opium que veut lui imposer l’Angleterre. Thomas parle : « Il faut leur faire la guerre ! » C’est 1840 et la Guerre de l’opium : la Chine perd son indépendance.

Elle ne la recouvrera que 109 ans et des millions de morts plus tard.